Un problème de taille(s)
Pour vous faire une idée de la situation, partons sur quelques chiffres. 23,8 milliards de passagers sont transportés en 1940, chiffre qui passe à 96 milliards (!) en 1944. Or, entre 1942 et 1944, seuls 242 nouvelles voitures sont livrées aux compagnies. Le train étant la manière la plus efficace de transporter des personnes, il faut trouver une solution pour déplacer les troupes vers les camps militaires ou les différents ports.
Le parc existant de matériel voyageurs est dans un état assez peu reluisant. La réquisition de 6000 voitures et de 5000 wagons-lits permet de couvrir une partie des besoins : bouger les troupes. Mais les conditions de transport sont alors très inconfortables.
Si les officiers occupent alors les « vraies » Pullman de première classe, les soldats se répartissent dans qui reste, littéralement avec armes et bagages personnels. Où dormir quand on passe 50 heures dans un train ne possédant que des sièges et peu d’espace pour les fusils et sacs à dos, ou bien des banquettes où trois personnes tiennent assises, mais seule une peut s’allonger ?
Dans les voitures du service régulier finissent en très mauvais état après qu’une troupe de jeunes hommes y ait passé plus de 50 heures de voyage sans possibilité de s’allonger pour dormir... Il faut faire quelque chose pour améliorer cela !
Le Defense Plant Corporation lance un appel à financement pour concevoir du matériel spécifique. Ce n’est pas une compagnie ferroviaire équipée de locomotives et possédant des lignes qui va proposer une solution. C’est la compagnie Pullman, célèbre pour ses trains de voyageurs et wagons-lits, et également constructeur ferroviaire, qui va concevoir une voiture facile à construire et à mettre en œuvre, puis va mettre son expérience dans l’exploitation de celles-ci.
Création des Troop Speelers
Une base connue, le box car métallique unifié de 50’-6" de l’AAR, est utilisée pour gagner du temps de conception et de construction. Le système de freinage est une version améliorée du Westinghouse AB, plutôt universel. La caisse est équipée de dix grandes fenêtres et quatre fenêtres de service par côté ; six petites fenêtres, juste sous la toiture donnent un peu de lumière aux couchettes supérieures [1].
Une porte centrale permet aux troupes de monter à bord ; deux versions sont produites : avec marches puis, sur la seconde série, avec échelle. Aux extrémités, des intercirculations permettent de passer aux voitures voisines, mais sans vestibule. Les bogies « grande vitesse » sont produits par Allied Full Cushion, avec une forme très caractéristique (et une propension à dérailler une fois qu’ils sont quelques milliers de miles dans les roues).
Les voitures sont livrées entre 1944, au pic de l’effort de guerre, et jusqu’en 1946. 30 voitures sont livrées chaque semaine ! 2200 troop sleepers sont produits, à parité entre les deux séries
Les voitures sont peintes en vert Pullman, avec les marquages en mettre couleur jaune-or : inscription « Pullman » sous la rive de toit, et la mention « troop sleeper » en bas de caisse. Les voitures sont numérotées à chaque extrémité de la caisse, de 7000 à 8199 pour la première série (avec marches) et entre 9000 et 9999 pour la seconde série (avec échelle). Le toit, le châssis et les extrémités sont noirs.
Les voitures roulent théoriquement en trains-blocs transportant 250 soldats, certains trains sont mixtes entre voitures réquisitionnées et troop sleepers. Les témoignages prouvent que les troop sleepers sont plébiscitées par les soldats, car elles répondent à deux besoins fondamentaux pour eux.
Besoin 1 : dormir
À l’intérieur, les aménagements semblent spartiates, mais bien plus commodes que le matériel régulier. Chaque voiture est configurée suivant l’heure : avec des banquettes, ou en couchettes. Les banquettes sont obtenues par le fait de détacher la couchette centrale pour en faire un dossier pour la couchette basse. Les couchettes sont sur trois niveaux, chacune séparée des autres par des rideaux. Et il y a assez de place pour stocker armes et bardas !
Par ailleurs, Pullman tient à la qualité de son service : chaque voiture, équipée pour transporter 29 soldats, bénéficie des services d’un porter Pullman, ce dernier étant logé à la même enseigne. Il est chargé de gérer la voiture et de changer la literie des soldats tous les jours. En pratique, c’est souvent un soldat chargé de l’exploitation de ces trains qui s’occupe de cette tâche. Dans chaque voiture, deux toilettes, quatre lavabos et un distributeur d’eau fraîche servent à l’agrément des soldats.
Besoin 2 : manger
Au milieu des trains-blocs, on ajoute une voiture-cuisine (kitchen-car), équipée du matériel standard de la US Army. Ces voitures-cuisine sont opérées par les « chefs » de la troupe transportée, qui pourvoient leurs ustensiles. Les soldats restent à leur place, le repas venant à eux.
Ces « voitures-cantine » sont produites par American Car & Foundry. Deux séries sont fabriquées : 440 voitures numérotées K-100 à K-499 et 400 voitures numérotées K-600 à K-999, livrées en 1945. La livraison des voitures-cuisine ayant un peu tardé, des fourgons à bagages sont réquisitionnés, et transformés.
Et après ?
À la fin du conflit, une fois tout le monde rentré dans ses pénates, les troop sleepers sont vendues à vil prix aux différentes compagnies, qui les convertissent en cabooses, voitures du RPO, en voitures de cantonnement ou en fourgons à bagages. Certains matériels sont conservés par l’US Army, notamment le matériel médical ; il est alors amélioré.
Qui aurait pu croire qu’une voiture de chemin de fer aurait autant d’importance que le char Sherman ou les chasseurs Mustang pour gagner une guerre ?